Mer de Chine : la stratégie chinoise du fait accompli
LE MONDE GEO ET POLITIQUE | • Mis à jour le
Par Brice Pedroletti
A chaque moment de tension entre la Chine et les Philippines sur les questions territoriales en mer de Chine méridionale, une conversation qui se serait tenue en 1988 entre la présidente philippine d'alors, Corazon Aquino, et Deng Xiaoping fait le bonheur du Net chinois : "Géographiquement, ces îles sont plus proches des Philippines !", avait lancé Mme Aquino à son hôte chinois au sujet de l'archipel des Spratley (Nansha en chinois), l'un de ceux qui font l'objet de contentieux entre la Chine et ses voisins du Sud-Est asiatique. Et le "petit timonier" de répondre du tac au tac : "Géographiquement, les Philippines ne sont pas très loin de la Chine non plus !"
Si cette conversation n'a jamais été confirmée officiellement, une autre ne fait pas de doute, lors du forum régional de l'Asean, l'Association des nations de l'Asie du Sud-Est, en juillet 2010 à Hanoï (Vietnam). Ulcéré par ce qui avait été perçu comme des critiques ouvertes envers la Chine de la part des autres pays membres, le ministre des affaires étrangères chinois a répondu : "La Chine est un grand pays. Et les autres pays sont des petits pays. Voilà les faits !"
La raison du plus fort sera-t-elle la meilleure en mer de Chine méridionale ? La drôle de confrontation qui dure depuis début avril entre Philippins et Chinois par chalutiers et navires de surveillance interposés autour de l'atoll de Scarborough, des récifs en grande partie submergés à marée haute, est révélatrice de la stratégie chinoise. Scarborough (ou Huangyan Dao en chinois), qui est à plus de 1 200 km des côtes chinoises, ne fait pas partie de cette vaste zone (aussi grande que la Méditerranée) en forme de langue de boeuf sur laquelle la Chine revendique des "droits historiques". Son enjeu militaire, notamment, est loin d'être anodin : la grande île chinoise de Hainan qui verrouille le golfe du Tonkin au nord de la mer de Chine méridionale abrite la grande base de sous-marins lanceurs d'engins chinois, futurs garants des capacités de dissuasion nucléaire de la République populaire.
Des trois grands groupes d'archipels et de récifs qui se trouvent en mer de Chine méridionale, la Chine ne contrôle de facto qu'une toute petite partie (comme les Paracel, ou Xisha en chinois), mais les revendique tous, au grand dam des pays riverains (Philippines et Vietnam surtout, mais aussi Brunei, Malaisie et Indonésie), qui n'ont aucune intention de s'en voir ravir les ressources halieutiques et énergétiques associées. "Pour l'heure, la Chine ne semble pas vouloir modifier le statu quo des occupations terrestres, mais cherche plutôt à occuper les zones maritimes qui leur correspondent", explique le sinologue Jean-Pierre Cabestan.
Elle recourt pour ce faire à "une politique du fait accompli", décrypte un expert naval étranger à Pékin, "tout en se gardant bien de faire intervenir des moyens militaires : la marine chinoise proprement dite ne s'implique jamais. En revanche, ils envoient en première ligne leurs agences paramilitaires". Ces forces, équipées parfois d'armements légers, se composent de cinq agences, dont deux se distinguent par la modernisation accélérée de leur flotte et leur intervention régulière dans les disputes en mer de Chine méridionale. Il s'agit de l'Agence de surveillance maritime (CMS), qui dépend de l'administration océanographique et donc du ministère des terres et des ressources, et du Bureau de contrôle des pêches, sous tutelle du ministère de l'agriculture. Les trois autres sont les douanes, les gardes-côtes (police) et l'administration de la sécurité maritime, qui dépend du ministère des transports.
Quatre navires de la CMS protègent actuellement de l'arraisonnage par les Philippins une dizaine de chalutiers chinois qui pêchent près de l'atoll de Scarborough, pourtant zone économique exclusive des Philippines. Le patrouilleur le plus sophistiqué du Bureau de la pêche, le Yuzheng-310 (110 m de long), est aussi dans les parages de Scarborough depuis le 20 avril. Le Bureau de la pêche prévoit d'acquérir quatre patrouilleurs similaires de plus de 3 000 tonnes d'ici à 2015.
Le recours à ces agences pour occuper l'espace maritime est source de risques, estime l'International Crisis Group, l'ONG de surveillance des conflits, dans son rapport du 23 avril : "L'utilisation extensive des forces paramilitaires et de police dans des différends de souveraineté augmente le risque de déclenchement d'une confrontation. Un vaisseau de la marine fait traditionnellement montre de plus de retenue que ces acteurs, qui ont une compréhension limitée des implications de politique étrangère. Alors que les agences paramilitaires sont souvent d'autant plus assurées dans leurs actions qu'elles sont moins impliquées dans leurs conséquences."
Si elle permet de faire tampon et de mener une offensive indirecte, dont le gouvernement central peut plus aisément se dédouaner, cette stratégie d'éclatement est aussi une faiblesse, note un expert des questions navales à Pékin : les Chinois souffrent de problèmes de coordination entre ces agences souvent concurrentes et sont visiblement demandeurs d'expertise étrangère en matière d'intégration du commandement.
Une autre composante de l'offensive chinoise passe par le déploiement tous azimuts de pêcheurs chinois. De vastes programmes de subventions dans les provinces côtières du sud de la Chine incitent les flottes à se moderniser et à pêcher de plus en plus loin. A ce titre aussi, la Chine écrase ses voisins : la province de l'île de Hainan, qui étend en théorie sa juridiction sur l'ensemble des Spratley et des Paracel, est en train de déployer en mer de Chine méridionale le Hainan Baosha 001, un bateau-usine de 32 000 tonnes, où 600 ouvriers traitent le poisson.
Les différends territoriaux entre la Chine et ses voisins ont déjà conduit à de graves confrontations - comme en 1974, quand les Chinois affrontèrent les Vietnamiens pour le contrôle des îles Paracel. Depuis 2002, la Chine et les pays de l'Asean ont signé un code de conduite, qui pousse à des résolutions pacifiques sans être contraignant. Et toute tentative de front uni par les pays de l'Asean est en général prestement neutralisée par Pékin.
"Sur ces dossiers, les Chinois font tout pour que les disputes soient maintenues au niveau bilatéral, en repoussant toute tentative de porter les différends devant des instances multilatérales", par exemple, observe l'expert des questions navales. "On constate aussi que les Chinois emploient le moins possible le vocabulaire juridique adéquat, pour s'en référer sans cesse à ce qu'ils appellent leurs "droits historiques"", poursuit-il. Signe de cette ambivalence, la ratification par la Chine en 1996 de la Convention des Nations unies sur le droit de la mer (CNUDM) fut suivie par la promulgation d'une loi en Chine qui empêche celle-ci d'"affecter les droits historiques dont jouissent les Chinois".
Ces droits historiques - qualifiés d'"hystériques" par les pays riverains - renvoient à une conception par définition juridiquement trouble. Elle s'abreuve au mythe d'une Chine impériale toute-puissante, dont la propagande communiste n'a cessé de célébrer la "grande régénération" après les humiliations coloniales - un peu à la manière de l'Italie mussolinienne qui ambitionnait de réaffirmer un magistère sur la Mare Nostrum de l'ancienne Rome. "Il faut comprendre que la Chine ne considère pas la région comme tombant sous le coup des lois internationales : la règle non dite, c'est tianxia ("sous le ciel"), c'est-à-dire le système tributaire au centre duquel se trouvait l'empire céleste en Asie", explique un blogueur chinois habitué à commenter les questions internationales. Des experts américains ont assimilé en 2010 les prises de position chinoises à la volonté de Pékin d'établir une sorte de doctrine Monroe de facto dans les mers régionales - en référence au discours de ce président américain en 1823, fixant pour un temps l'interdiction de toute intervention des Européens dans les affaires du continent américain, et réciproquement.
Un incident grave est-il possible en mer de Chine méridionale ? La stratégie de la corde raide chinoise est toutefois bornée par des impératifs de prudence et de pragmatisme : l'ouverture et le développement économique restent les deux grandes priorités de la Chine actuelle. Et le Parti communiste ne souhaite pas de remous avant le 18e Congrès d'octobre, date d'une passation de pouvoir au sommet entre l'équipe actuelle et ses successeurs.
Mais avec une opinion publique chinoise profondément attachée aux "droits historiques" de la Chine sur ses mers, toute "erreur de calcul" pourrait avoir des conséquences inattendues. Surtout quand le contexte politique intérieur se met à tanguer... "Avec le flottement actuel au sein de l'armée et du pouvoir en Chine, analyse un spécialiste des conflits à Pékin, il ne faut surtout pas minimiser la portée du moindre incident."
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